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Le marché comme horizon indépassable ?

L’acceptation du marché comme mode de régulation économique de nos sociétés ne semble plus faire débat au sein des partis de gauche, que ça soit dans les partis issus de la mouvance sociale-démocrate, mais aussi dans ceux issus de la mouvance communiste, qu’ils se définissent toujours aujourd’hui comme communistes (bien que cette définition soit à re-préciser) ou qu’ils ne revendiquent du communisme que des racines désormais lointaines et désavouées dans leur objectif historique.

Ce n’est pas nouveau que les apologues du capitalisme voient dans l’existence du marché et de ses lois inhérentes une réalité incontournable de droit « naturel », de la même manière qu’en leur temps les apologues de la féodalité tenaient la division de la société en ordres pour une réalité incontournable de droit « divin ». C’est une constance depuis la génèse du capitalisme, analysée et démontée par Marx en son temps. Le fait est que les lois de la production capitaliste sont des lois coercitives pour les capitalistes eux-mêmes aboutissant à une concentration toujours plus forte des richesses à un pôle de la société et à un appauvrissement continu de l’ensemble de la société à l’autre pôle.

Que le marché soit une réalité de notre époque ne peut être remis en cause de manière sérieuse par personne. Que cette réalité soit incontournable est une autre histoire : Que devait penser l’esclave enchaîné à la roue d’un moulin antique d’une société humaine d’où serait bani le travail servile sous les coups de fouet d’un maître ayant droit de vie et de mort sur ses servants ? Comme toute société humaine, la société capitaliste est le fruit d’un processus historique long et contradictoire né de l’émancipation de la bourgeoisie d’affaires des entraves qu’imposait la société féodale au libre développement de son commerce. En même temps que le marché se développe, c’est-à-dire qu’une part de plus en plus grande de l’activité humaine est happée par la marchandisation, le capital se concentre et le salariat tend à se généraliser. Ce mécanisme dont c’est le grand mérite de Marx de l’avoir mis en évidence n’est pas nouveau.

Ce qui est nouveau ce n’est pas ce que l’on entend par mondialisation, car depuis sa genèse le capitalisme industriel se nourrit des échanges de marchandises aux quatre coins du globe, du pillage des ressources dans les pays du tiers-monde, hier des colonies, et de la mise en concurrence des prolétaires des différents pays : de nos jours ces aspirations (des capitalistes anglais) ont été de beaucoup dépassées, grâce à la concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste a jeté tous les travailleurs du globe. Il ne s’agit plus seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux de l’Europe continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois (Karl Marx, Le Capital – Livre 1 – Chap XXIV).

Ce qui est nouveau, c’est la phase historique dans laquelle l’humanité est entrée depuis une vingtaine d’années avec la mort de l’Union Soviétique et des démocraties « populaires » est-européennes, mais aussi avec l’entrée fracassante de la Chine dans le marché capitaliste mondial ; ce qui est nouveau, c’est que le capitalisme rebaptisé libéralisme et présenté comme produit naturel de la régulation de la production par les seules lois du marché peut, en apparence tout au moins, s’affirmer comme le seul système économiquement viable et qu’associé aux cadres politiques de la république bourgeoise ou de la monarchie constitutionnelle rebaptisés « Démocratie » par la seule vertu d’un suffrage prétendument universel, il prétend s’imposer comme fin de l’histoire et horizon indépassable de l’humanité.

Fruit de la Première Guerre mondiale (gigantesque conflit d’intérêts résultant du développement des capitalismes européens explosant pour le contrôle du marché mondial et s’étant soldé par le massacre de plus de 10 millions d’innocents), la révolution Russe a été suivie par l’apparition dans l’ensemble du monde capitaliste, colonies incluses, de mouvements ou partis communistes portant avec force la revendication d’un renversement de l’ordre capitaliste de la production, se fondant sur les travaux scientifiques de Marx et Engels, s’enrichissant de la pensée de militants d’une envergure exceptionnelle et s’appuyant sur l’exemple idéalisé des réalisations soviétiques. Un cycle de révolutions réprimées dans le sang s’ouvrait en 1918 en Allemagne pour s’achever en 1939 en Espagne : ce spectre qui hantait l’Europe, le spectre du Communisme prenait corps et il ne suffirait pas de fusiller à la mitrailleuse lourde quelques milliers de prolétaires dans les fosses de quelque capitale pour l’abattre, comme cela avait été fait lors de la répression de la Commune de Paris en 1871. Contre ce spectre annonçant sa ruine, le capital allait mettre en oeuvre des moyens d’une violence sans précédent dans l’histoire.

L’instauration de régimes fascistes à l’échelle de l’Europe occidentale (par coups d’État, dégénérescence des institutions, guerre civile ou trahison) a été cette réponse dans le double objectif de détruire à l’intérieur la montée en puissance des mouvements révolutionnaires et de préparer, d’enclencher et de gagner la guerre visant à détruire l’Union Soviétique en retournant contre elle les moyens militaires considérables issus de la conversion en industrie de guerre de l’ensemble de la production européenne. La résistance de l’URSS à l’agression nazie, la précipitation des Etats-Unis dans la guerre par un Japon pressé de se tailler un empire dans le pacifique et dans un Sud-est asiatique dominé par les colonialismes anglais et français, mais aussi l’apparition dans la majorité des pays occupés par les pays de l’Axe de guerres de partisans puissantes animées principalement par les communistes devaient faire échouer ce plan à l’issue d’un conflit mondial dont plus de 100 millions de victimes ne verraient pas la fin.

De la Seconde Guerre mondiale émergeait un monde bipolaire avec d’un coté un monde capitaliste dominé par la puissance économique et militaire des États-Unis et de l’autre coté un monde socialiste dominé par l’Union Soviétique bientôt rejointe par la formidable puissance démographique de la Chine, excluant du grand marché mondial jusqu’à un tiers de l’humanité et représentant un formidable attracteur pour les mouvements progressistes du monde capitaliste et les mouvements de libération des peuples colonisés, qu’ils se disent communistes, socialistes ou sociaux-démocrates selon qu’ils adhéraient totalement ou partiellement aux objectifs des pays dits du socialisme réel.

Cette phase l’on pourrait la qualifier de phase de reflux du capitalisme à l’échelle planétaire, car elle peut-être caractérisée par une sortie du marché capitaliste d’une proportion croissante de l’humanité jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam en 1975, une progression constante des acquis sociaux dans les pays capitalistes développés soucieux de diminuer l’attractivité des modèles sociaux mis en place dans les pays socialistes et de diminuer leur pression sociale interne, mais aussi une répression sans faiblesse de tout mouvement émancipateur et progressiste dans le tiers-monde sans pouvoir cependant empêcher la formidable marche des peuples colonisés vers l’indépendance. Cette phase de reflux du capitalisme est caractérisée dans les pays capitalistes européens du point de vue de l’évolution des mouvements communistes par un renforcement jusqu’en 1956 et l’intervention soviétique en Hongrie, puis un affaiblissement progressif que ça soit par un renforcement des partis sociaux-démocrates concurrents, soit par un glissement idéologique interne, soit par une combinaison des deux.

Il est important de noter que malgré l’exclusion du marché d’une part croissante de la population mondiale durant sa phase de reflux, le capitalisme n’a jamais cessé son évolution naturelle dans sa sphère d’influence : la concentration du capital et l’augmentation de la richesse à un pôle de la société ; la généralisation du salariat et un appauvrissement généralisé toujours croissant à l’autre pôle malgré l’augmentation du pouvoir de consommation et des conditions sociales du prolétariat des pays capitalistes développés. En effet, le marché étant global sur sa sphère, l’évolution des conditions de vie du prolétariat ne peut se concevoir que globalement c’est-à-dire en grandeur moyenne, l’amélioration locale des conditions de vie d’une petite partie ne pouvant être que contrebalancée par une accélération de la dégradation permanente des conditions d’existence des masses populaires des pays du sud jetées dans la sphère de la production capitaliste, une relocalisation accrue de pans de la production vers les pays à plus faibles taux de salaires et par voie de conséquence une accélération de la concentration des capitaux.

Ainsi, c’est sur l’affaiblissement de l’internationalisme du mouvement communiste et la perte de vision globale l’accompagnant que peut se développer le mirage social-démocrate dans les sociétés capitalistes développées jusqu’à y supplanter la visée communiste y compris dans les partis communistes historiques : L’idée que des régulations du capitalisme ne le remettant pas en cause dans son essence, la séparation entre les producteurs (le prolétariat) et les moyens de production (le capital), peuvent améliorer de façon structurelle les conditions matérielles des producteurs.

Dès lors, la disparition de l’Union Soviétique et l’entrée de son formidable potentiel naturel et humain dans le grand marché capitaliste ne pouvaient être suivie, outre la chute de ses états satellites, que par l’achèvement de l’affaiblissement des partis communistes historiques en Europe et le désarroi des classes populaires auxquels elle servait d’attracteur (au moins partiel). Pour parler en métaphore taurine et faire plaisir aux défenseurs de la corrida, si l’enfermement de la problématique principale des partis communistes dans le cadre étroit des nations quand le capitalisme se globalisait en furent les banderilles, la chute de l’URSS leur portait l’estocade pour avoir oublié que dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat (Le manifeste du Parti Communiste – K.Marx et F. Engels). Un boulevard idéologique était ouvert à la phase historique qu’ouvrait la fermeture de la « parenthèse » soviétique et que l’on qualifie faussement, ainsi que souligné plus haut, de mondialisation ou plus de manière plus exacte de globalisation. Globalisation dans le sens ou l’ensemble des activités humaines sur l’ensemble de la planète sont jetées dans la sphère capitaliste de production.

Cela étant dit, sur quoi donc se fonde l’acceptation du marché comme mode de régulation économique ? Se fonde-t’elle sur la capacité du marché à être porteur d’amélioration des conditions matérielles de vie de l’ensemble des populations qu’il englobe ? Se fonde-t’elle sur la capacité du capitalisme à générer dans son évolution un monde de paix dans lequel conflits d’intérêts et guerres auraient tendance à disparaître et sur sa capacité à exploiter les ressources naturelles de notre planète dans le double souci de leur économie et de la préservation de la Terre comme biotope de l’humanité et des espèces animales désormais sous sa responsabilité ? À toutes ses questions il faut malheureusement répondre par un « non » ferme, les actualités nous le rappellent chaque jour en termes non équivoques. Le seul argument des apologues du capitalisme est que toutes les tentatives de créer un autre système économico-politique ont échouées, à l’image d’alpinistes qui, contemplant une face encore vierge de tout passage, la déclareraient impossible au prétexte qu’aucune des tentatives antérieures n’a abouti. La différence est que là il ne s’agit pas de sport, mais du broyage quotidien de millions de vies par l’exploitation et la guerre, et de la capacité de l’humanité à construire les conditions de sa survie en tant qu’espèce au développement exponentiel de ses capacités de production et de destruction…

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