Bien que la nuit se soit passé comme à l’accoutumée suivie d’une aube incendiant la montagne d’une explosion de lumière ocre tandis que la fraîcheur s’attarde encore au fond de la vallée comme un répit à la fournaise qui s’annonce cette nuit le vieux est mort
Hier soir pourtant la lueur de son bivouac scintillait au pied de la grande falaise et les nomades descendus de la montagne dans la soirée pour abreuver leurs troupeaux de brebis et de chèvres dans la rivière ne nous ont pas signifié le moindre signe annonciateur de sa disparition.
C’est un berger conduisant ses chèvres dans la figueraie au débouché du défilé là-haut où l’eau du plateau court sous les galets qui a trouvé sous sa cape délavée le cadavre du vieux assis les bras enserrant ses genoux
Il l’a d’abord cru plongé dans une profonde méditation son regard bleu flou perdu dans la contemplation de quelque paysage intérieur ainsi qu’on le trouvait souvent alors qu’on allait le déranger dans sa retraite
Après lui avoir fait les salutations d’usage et comme il ne répondait pas à son invitation à prendre un thé au soleil le berger s’est approché du vieux et tendant sa main presque à toucher son épaule il a senti le froid glacial émanant du corps recroquevillé
Du vieux avec lequel il avait bu le thé encore la veille il ne restait qu’une momie au cuir desséché et dont la fixité du regard bleu comme vivant allait hanter ses nuits par des rêves fiévreux.
Laissant là son troupeau il court dans la vallée annoncer l’incroyable nouvelle
Cette nuit le vieux est mort
Et sur les pas des portes aux visages interloqués les regards se cherchent se croisent et s’interpellent
Tandis que dans la vallée les enfants s’éparpillent colportant à grands cris la mort du vieux les anciens se regroupent au pied du grand chaos de blocs montant à la falaise et là ils s’interrogent
Tous l’ont toujours connu là-haut sous le plateau dans son abri de pierre et leurs pères aussi
Hors la vie comme une sentinelle veillant sur la montagne ils n’en parlaient jamais
Parle t-on de la roche quand on en est bercé depuis son plus jeune âge
Le vieux là-haut c’était une présence et les thés partagés à l’ombre des rochers n’étaient que des moments de silence où les rares mots échangés n’étaient que vague considération sur la roche et sur l’eau et ce soleil de feu écrasant la montagne
Du vieux on ne savait donc rien sauf qu’il était qu’il est parti ne laissant aux questions des hommes qu’une peau tannée et un regard d’azur en guise de réponse
Tandis que les anciens dissertent et que revenant des jardins alertés par les gosses les habitants de la vallée se regroupent voici qu’un chant s’élève descendant l’éboulis et porté par le vent aux oreilles des gens regroupés dans l’attente
C’est le chant des nomades c’est l’appel du plateau
Délaissant leurs troupeaux les errants des sommets sont venus tous ensemble des enfants aux vieillards pour enlever ce corps et rendre à la montagne la douleur de l’absent et la perte de l’âme vivant entre les roches.
À la vue de ce corps extirpé de sa cape porté nu au-devant de l’humble procession remontant vers les hauts le berger s’élance
Dans la grotte du vieux il ne reste plus rien que la cape sans âge
Le berger s’en revêt et son souffle repris il poursuit l’ascension
Débouchant au plateau le vent sec du désert un instant suffoquant lui apporte l’odeur déjà évanescente des troupeaux et des hommes en marche vers l’ailleurs
Dans le camp déserté des hommes de l’errance parmi les cendres froides des feux abandonnés il y a tombe sommaire aux pierres empilées et dessus deux turquoises négligemment posées n’attendant que la main du berger pour les prendre
Le berger s’en saisit les portant à ses yeux
Il y a dans ces turquoises l’immensité du ciel et le regard du vieux qui l’appelle et l’engage à se crever les yeux
La lame du couteau à l’effleure pupille joue un jeu dangereux pour qui se l’approprie et le berger a peur de l’éclat espéré des lumières obscures
Il a peur mais opère de la lame rouillée plaçant dans la douleur et le cri ravalé les deux pierres d’azur aux orbites exsangues
Le jour nouveau se fait
Il est à la montagne.
Amellago (Maroc), Toulouse, printemps 2000