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Bateau Ivre

A l’occasion de la lecture d’une Biographie de Rimbaud par Maurice Choury (‘Les Poètes de la Commune’ Seghers 1970), une relecture du ‘Bateau Ivre’ de Rimbaud m’est apparue nécessaire. Ecrit à l’été 1871, je considère ce poème comme une des Œuvres maîtresses de Rimbaud, et sa relecture à été pour moi une expérience passionnante.

 Tout d’abord donc le texte:

 Le Bateau Ivre

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentais plus tiré par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

 J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands et de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

 Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohu plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus Léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

 Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin,
Et des taches de vin bleu et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuitès, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

 Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : Je sais le soir,
L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelques fois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames trés-antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareilles aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

 J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux des panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Lèviathan !
Des écroulement d’eau au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Echouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés de punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dèrades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instant.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombres aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabotteurs aux yeux blonds.
Et je voguais lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient couler à coups de trique
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Bèhèmots et les Maelströms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future vigueur ? –

 Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lache
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leurs sillages aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Arthur RIMBAUD

Il y a pour lire ce texte trois clés. Première clef la date a laquelle le texte a été écrit. La seconde au début, le titre. La dernière à la fin, la dernière strophe, plus particulièrement les deux derniers vers, dont le dernier mot explicite.

Le Bateau Ivre. Rimbaud parle de Paris, dont l’emblème est la nef « se fluctuat nec mergitur c’était pas d’la littérature ».

 Mais qui sont ces peaux-rouges, de quoi parle Rimbaud?

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohu plus triomphants.

“Moi l’autre hiver”, il s’agit de l’hiver 70-71. La guerre Franco-Prussienne et le siège de Paris.

Pendant la guerre, contre l’avis du gouvernement qui veut capituler, Paris et sa Garde Nationale imposent le siège de Paris pour défendre la République contre l’assemblée monarchiste.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus Léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

L’insurrection du 18 mars consacre la résistance de Paris. 10 jours d’euphorie s’ensuivent jusqu’à la proclamation de la Commune le 28 mars.

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin,
Et des taches de vin bleu et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Les idées de la Commune, république liberté mais aussi la république universelle, la libre union de tous les producteurs, la république sociale de ces temps où le mouvement ouvrier se construisait et se structurait, ces idées balaient le vieux monde et les entraves “gouvernail et grappin”.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dèvorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuitès, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Dés lors, Paris est en Commune, la liberté se construit de mots dans les Clubs et les assemblées. Une société nouvelle se rêve, et le drapeau rouge, le drapeau de la commune est symbole d’amour entre les hommes.

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : Je sais le soir,
L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelques fois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames trés-antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareilles aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

 J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux des panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Lèviathan !
Des écroulement d’eau au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Echouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés de punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dèrades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instant.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombres aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabotteurs aux yeux blonds.
Et je voguais lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient couler à coups de trique
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Bèhèmots et les Maelströms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future vigueur ? –

Rimbaud alterne la la description de la guerre, des canonades “Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !” avec le rêve mais aussi la réalité qu’il s’y construit. Et dont il sait vite (Paris nous parlons de Paris) qu’il va avorter.

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.

En effet à Versailles le meurtre ce prépare:

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Lèviathan !
Des écroulement d’eau au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Echouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés de punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

 Mais qu’importe, le rêve est là puisqu’il a été porté.

 J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future vigueur ? –

 Ô future vigueur ? Il croît en l’avenir cependant. “Le corps est à terre mais l’Idée est debout”.

 Malheureusement, le meurtre a eu lieu et le réveil est difficile. Rimbaud le pleure:

 Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

 Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

 La commune de Paris, nef fragile porteuse d’espoir s’est éteinte en mai. La répression a fait 40000 victimes, fusillés en groupe pour la plupart, les tristesses sont multiples.

 Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leurs sillages aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

 Je ne puis plus me libérer, ô liberté. Je ne peux plus avoir l’orgueil de me croire libre. Je ne peux plus vivre sous le regards des communard(e)s détenus dans ces glauques prisons aménagées dans des bateaux au rebut, les sinistres pontons. Et voilà pour la troisième clef.

Ainsi donc le Bateau Ivre, ce n’est pas un hymne à une liberté de bohème, cette individuelle liberté du vagabond; mais c’est à la fois un témoignage d’une portée universelle sur les évènements de la Commune, et une bouleversante profession en l’avenir.

Et ça me donne sacrément envie de lire “Une saison en enfer” et les “Illuminations” avec un nouvel œil.

« Rassasié d’or ancien, ployant sous les tropiques »
« Un jour m’en reviendrai les voiles en avant »
« Porteur de blés nouveaux, avec mes coups de triques »
« Tout seul mieux qu’un marin je violerai le vent »

 Léo Ferré – Le Bateau Espagnol

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