Quand les horloges se mettent à tourner dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre, quand la pierre s’envole au lieu que de tomber, alors le temps de se poser des questions est venu.
Lui ne s’en pose plus. Il a déjà fait son bilan. Assis sur son rocher, la corde glissant entre ses doigts, et les pieds balançant dans le vide, il est bien. La corde se love à ses pieds, et à chaque mètre avalé son sourire s’élargit, son pouls s’accélère. Au loin, tout en bas, le soleil enflamme le névé. Le toit de zinc du refuge brille, poussière d’étoile accrochée à la prairie, mille mètres plus bas, et tous les problèmes que les hommes se créent dans la tête lui semblent dérisoires face à l’immensité scintillante des montagnes.
Il est là, assis sur son rocher, les pieds balayant l’espace, heureux, et il l’attend. Il l’aime, et du haut de cette aiguille de roche il le sait, ensemble, ils tiendront le monde dans leurs mains.
Sa tête pivote, son regard embrasse l’horizon, et la plaine apparaît au loin. Tout d’abord c’est la vallée, dernière vague de la civilisation à l’assaut de la montagne. Et puis plus loin, beaucoup plus loin par-delà la moraine, au bord du long serpent bleu, la Ville vague tache grisâtre perdue dans la verte ondulation des collines. Et puis, toujours plus loin à l’ouest, il distingue le nuage jaune de la pollution du grand complexe industriel, où il est pour ainsi dire né, et où il a grandi. Mais l’Océan, ses yeux ont beau s’écarquiller il ne le voit pas. Qu’importe, il le sent porteur de vie, porteur d’espoir avec, au bout, ces terres d’Amériques. L’océan, aux golfes clairs, aux bateaux ivres.
Sous le soleil de plomb, à l’ombre du vent d’est, il l’attend, lié à elle par ce cordon, qui glisse entre ses doigts.
Soudain, sans un cri, sans un geste, hésitante au détour d’une flamme de pierre, elle surgit sur l’arête, rayonnante du vide qui l’entoure. Son sourire éclaire le soleil, tourne, virevolte, rebondi de roche en névé, de névé en prairie, de prairie en forêt, de forêt en colline jusqu’à la ville, là-bas, au loin.
Ils sont là, debout sur leur rocher, environnés de ciel. L’éternité a commencé.
( Quel embompoint résiste aux vers ? – Pic du Midi – Printemps 1986 )